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Cyclope

Christophe Angot

« Je suis parti trop vite » pensa Gabriel. L’idée lui avait traversé l’esprit dès les premiers kilomètres. Comme d’habitude. Il avait une fâcheuse tendance, dès qu’apparaissaient les premières douleurs musculaires, à se focaliser sur ce doute qui l’envahissait petit à petit. Ca ne durait pas plus de quelques minutes en général, le temps que les endorphines libérées par l’effort physique produisent leur effet. Sauf que d’habitude, il arrivait à chasser l’envahisseur. Là, ça prenait le dessus. Impossible de s’en débarrasser.

Il connaissait par cœur le sentier côtier. Il aurait presque pu courir les yeux fermés. Son parcours était toujours le même. Souvent, il faisait encore nuit lorsqu’il partait en direction des falaises. Il suivait le chemin poussiéreux sur quelques kilomètres, calant sa foulée sur le bruit régulier du ressac. L’océan rythmait sa course. Le lever de soleil sur cette mer huileuse était un spectacle dont il ne se lassait pas. A hauteur de la tour génoise, il bifurquait à travers les vignes, à flanc de coteau. Dos au rivage, il montait alors en petite foulée, ses épaules absorbant la chaleur de l’astre qui s’élevait doucement au-dessus des flots. Il trouvait dans cette routine quotidienne, une forme d’apaisement, un sentiment de sécurité. A mesure que renaissait la lumière, il pouvait espérer être en paix.

Mais pas ce matin. Ca ne fonctionnait pas. Quelque chose le tracassait, absorbait ses pensées. Il n’était pas concentré. Il n’était pas détendu. Il devait reprendre le contrôle.

« Concentre-toi. Respire. Souffle. Allonge ta foulée » se sermonna-t-il dans un murmure. Il chercherait plus tard une explication à ce stress soudain. Pour l’heure, il allait devoir retrouver rapidement son rythme, car le cyclope l’attendait déjà au bout du chemin.

 

* * *

 

Nous étions entrés en résistance un matin de printemps. Tout s’était précipité la dernière semaine d’avril. L’impensable, quelques mois plus tôt, était devenu certain. Nous avions décidé de ne pas attendre la suite. En vérité, nous nous étions enfuis.

 

* * *

 

En règle générale, il lui fallait du temps pour décider. Il n’était pas du genre à trancher sur un coup de tête. Ou bien, quand ça lui arrivait, parfois, il regrettait presque instantanément. Il préférait de loin prendre le temps de peser le pour et le contre. Son indécision chronique ne s’éternisait pas non plus. Ce n’était pas une procrastination maladive, envahissante, qui paralysait chaque instant de sa vie. Non, juste le besoin d’observer, d’analyser, au moins quelques minutes, pour être certain de ne rien regretter. « Avoir le bon angle et la bonne lumière », disait-il.

Un peu plus loin, face au sentier qui descendait dans la crique, Markus avait garé sa fourgonnette. Il était arrivé tôt ce matin, avec une palanquée de plongeurs débutants qu’il avait laborieusement équipés. Il leur avait expliqué dans un anglais approximatif les règles de sécurité de base. Le groupe était plutôt attentif. Les bouteilles chargées sur leurs épaules, ils étaient descendus vers la minuscule plage de galets. En file indienne, d’une démarche hésitante et mal assurée, ils avaient progressé avec prudence dans les rochers qui bordaient la crique. Une fois dans l’eau, soulagés du poids des équipements, ils avaient retrouvé une légèreté nouvelle. Puis ils s’étaient éloignés en nageant lentement vers les grottes, ajustant les masques et faisant siffler les détendeurs. Ils étaient revenus en fin de matinée, épuisés mais ravis. Il avait fallu encore une heure à Markus pour les déséquiper et ranger le matériel à l’arrière de sa fourgonnette bleue. Lorsqu’il eut terminé, un peu avant midi, il était passé saluer Gabriel.

La petite maison de Porto Cristo qu’il occupait depuis plusieurs mois maintenant n’attirait pas spécialement les regards. Elle n’avait rien de luxueux. Pourtant dès les premiers instants il s’y était senti chez lui. C’est Markus qui la lui avait trouvée. Il était moniteur de plongée le matin, et plus ou moins agent immobilier le reste du temps. Il avait accueilli Gabriel d’emblée avec un grand sourire, pas du genre commercial et convenu. Non, le sourire du mec qui était content d’être là où il était. Gabriel l’avait tout de suite trouvé sympathique. Il n’avait visité qu’une maison, s’était assuré qu’on pouvait faire le noir complet dans l’une des pièces, puis avait conclu l’affaire. Ensuite, ils avaient descendu ensemble quelques cannettes d’une bière légère dont Markus, prévenant, avait eu la bonne idée de garnir le frigo. Une attention que Gabriel appréciait.

Lorsqu’on laissait entrouverts les volets ajourés, un léger souffle d’air se faufilait en permanence à l’intérieur de la Casa del Mar (c’est le nom que lui avait donné Markus). La clim était inutile de jour comme de nuit. On y gagnait en tranquillité, et l’odeur âcre du révélateur se dissipait sans effort. Gabriel gardait la maison dans une pénombre constante, qui contrastait avec l’ambiance extérieure, lumière vive et chaude inondant la terrasse et les murs chaulés.

–  Alors, ça y est ? Tu as reçu tout ton matériel ? lui avait lancé Markus en enjambant le muret qui séparait la terrasse du chemin côtier.

–  Oui, c’est bon, tout est installé, avait répondu Gabriel, mais s’il te plait, ne va pas raconter ça à toute l’île, j’essaie d’être discret. Je veux pouvoir travailler tranquillement. 

Le rituel était bien réglé. Tout en entamant cette conversation, ils s’étaient posés tous les deux sur la margelle du puits.

– OK. Pardon mon ami, mais je n’arrive pas à comprendre pourquoi tu t’enfermes des heures dans l’obscurité alors qu’il fait un temps magnifique. Tu as de drôles d’obsessions.

Gabriel avait tiré sur la corde et remonté en quelques mouvements vifs le seau métallique qui y était attaché. Les deux bouteilles de Pietra, immergées depuis plusieurs heures dans l’eau fraiche du puits, étaient à température idéale.

–  Je te l’ai déjà expliqué, reprit Gabriel, il y a un temps pour la lumière et un temps pour les ténèbres.

Ils avaient trinqué deux fois, puis englouti ensemble une longue rasade rafraîchissante. Sur le chemin de terre qui longeait Cala Morlanda, comme toujours en plein été, des familles de touristes nordiques se baladaient en vélo. Les deux oliviers poussiéreux qui bordaient le passage, face à l’entrée de la maison, leur offraient une escale ombragée, providentielle en ce matin d’août où le vent marin refusait encore de se lever. Il n’était pas rare d’y trouver un groupe de ces cyclistes hésitants, dégoulinants de sueur, arrêtés là pour quelques instants. Bien souvent ils restaient silencieux un moment, terrassés par le soleil matinal, par l’effort qui leur était inhabituel, ou la beauté du point de vue sur les falaises. Puis ils repartaient comme ils étaient venus, soufflant et suant, parlant trop fort dans leur langue rugueuse.

 

* * *

 

C’est moi qui l’ai convaincu de partir. Jusque-là, on avait fait comme tout le monde, fermé les yeux, feignant de croire que ça n’arriverait pas. Mais au lendemain du deuxième tour, il avait bien fallu se rendre à l’évidence. Le ciel était bleu, le soleil radieux. Et pourtant, c’était un matin brun.

 

* * *

 

Leur première rencontre avait certainement été décisive. Gabriel avait tout juste dépassé le sommet de la colline. Il ajustait sa foulée pour redescendre doucement et récupérer, avant d’aborder la dernière partie du parcours. Il ne l’avait pas vu, tapi au bout de chemin. Mais l’autre l’observait et frémissait déjà. Il s’était élancé sans un bruit. Gabriel, tout à son effort, n’avait rien remarqué. Sauf au dernier moment, il avait eu comme un pressentiment. Ou alors il avait perçu son pas précipité. Il s’était retourné pour voir fondre sur lui une masse noire et musculeuse. Le molosse n’avait marqué aucune hésitation. Et comme pour renforcer sa détermination, il avait poussé un grognement qui ne laissait aucun doute sur ses intentions. Il avait accéléré sa course pour mieux se jeter sur Gabriel. Celui-ci s’était figé au milieu du chemin, pétrifié par la soudaineté de l’attaque, ébloui par le soleil du matin.

– J’ai cru voir surgir le chien des Baskerville, dirait-il plus tard.

Dans la fraction de seconde qui avait suivi, le chien, gueule béante et crocs luisants de bave, avait bondi. Il avait donné une puissante impulsion de ses pattes postérieures et s’était élevé dans les airs avec une certaine grâce. Sa masse noire et compacte avait masqué le soleil, qui l’instant d’avant aveuglait Gabriel. Le temps s’était ralenti, l’animal avait semblé en apesanteur. Gabriel s’était instinctivement baissé, les bras repliés sur la tête, protégeant son visage. Il anticipait la violence du choc qui le précipiterait à terre, la morsure des crocs dans sa chair, l’acharnement frénétique du prédateur qui ne lâcherait pas sa proie. Il se voyait déjà recroquevillé au milieu du chemin, hurlant de douleur, saignant abondamment.

Plus tard, lorsqu’il avait raconté sa mésaventure à Markus, celui-ci était parti dans un grand rire sonore :

–  Ah ! Ah ! … Les chiens sont nuls en balistique ! 

Pas de choc. Gabriel avait senti la masse compacte de l’animal le frôler. Il avait perçu le souffle chaud et l’odeur musquée du molosse qui l’enveloppait dans un silence irréel. Puis le cerbère avait poursuivi sur une trajectoire beaucoup moins esthétique. Il s’était lourdement écrasé au milieu du chemin deux mètres plus loin. Il avait rebondi dans une sorte de roulade incontrôlée, glapissant de douleur et de surprise. Sonné, il s’était à grand peine remis sur ses pattes. Il avait secoué sa grosse tête aux babines disgracieuses, ourlées d’une bave jaunâtre dont il avait éclaboussé Gabriel. Puis il avait regardé autour de lui, étonné de l’issue incompréhensible de son attaque pourtant si bien préparée. Il semblait chercher sa proie, quand son regard avait croisé celui de Gabriel. L’homme et l’animal s’étaient observés en silence, à distance l’un de l’autre. Gabriel était prêt à en découdre, maintenant qu’il avait mieux jaugé son assaillant. Il avait alors remarqué que le chien, probablement un dogue de Majorque, était plutôt âgé. Maintenant, ses muscles semblaient moins fermes, son attitude moins assurée. C’était un vieux corniaud au pelage gris et terne, aux bajoues pendantes. Un détail singulier attira l’attention de Gabriel : le chien ne portait pas de collier, mais une sorte de bandeau dissimulait son œil gauche. Il avait incliné la tête, comme pour mieux voir de son œil valide ce coureur qui lui avait résisté. Il jaugeait son adversaire. Il haletait. Sa langue pendait.

Gabriel entendit quelqu’un appeler. Une voix de femme : « Poly ! Poly ! Viens ici … Laisse-le passer. »

Le chien éternua, s’ébroua à nouveau avec vigueur de la truffe au bout de la queue, puis se retourna. Il aboya trois fois d’une voix grasse et basse, comme une ultime mise en garde, puis partit en boitillant à travers les vignes, sans un regard de plus pour Gabriel.

–  Ah ! Tu as fait connaissance avec Polyphème, lui dit Markus. J’aurais peut-être dû te prévenir. C’est un vieux bâtard borgne et hargneux. Mais ne le répète pas à Moon. Elle déteste qu’on se moque de son chien.

 

* * *

 

Le vieux avait toujours été provocateur et excessif. Le parti qu’il avait fondé dans la seconde moitié du siècle dernier avait prospéré sur les relents d’un nationalisme que réveillaient régulièrement les crises économiques et identitaires de ce pays essoufflé. Il avait ébranlé nos aspirations démocratiques à plusieurs reprises sans jamais vraiment nous apparaitre comme une menace. Débordé par ses propres excès, le vieux était avec l’âge devenu une caricature de lui-même. Il avait professé le culte du chef, se rêvant César ; il avait cédé la place à son propre Brutus.

 

* * *

 

Travailler ici était devenu impossible. La suspicion était partout. Elle cernait tous ceux qui s’écartaient du courant officiel. Vite et bien, on pouvait se retrouver au ban de cette société nouvelle. Gabriel n’avait fait que son job. Des photos, une expo. Ce qu’il avait toujours fait avant, sans prendre part, sans militer. Il voyait son travail comme un témoignage de l’époque, de l’esprit du temps. Il restait factuel. En ce sens, une image ne trompait pas. Elle traduisait les faits. Lorsqu’elle était réussie, une prise de vue n’avait pas besoin de commentaire. Elle devait parler d’elle-même, quitte à parfois révéler une vérité crue, brutale, dérangeante. C’est probablement ce qui lui avait valu d’être blacklisté. Petit à petit, on ne l’avait plus appelé, on ne l’avait plus invité. Les commandes s’étaient faites rares. On ne venait plus voir ses expos. La galerie dépérissait. A la fac, son cours intitulé « Images, cultures et diversité » avait disparu, boudé par des étudiants qu’on avait convaincu de choisir des options plus utiles à la nation. Plus personne dans le monde réel ne voyait ses photos. Son double digital était aussi sous surveillance : son site web plantait régulièrement, ses post sur les réseaux sociaux étaient caviardés. Il ne fallait pas être particulièrement complotiste pour comprendre le message. Gabriel disparaissait des agendas. Son travail s’évaporait.

–  Je fais ce que je peux Gaby, lui avait dit Martha, mais tu sais, avec ces cons c’est de plus en plus compliqué. Ils ont tout verrouillé.

Martha avait ouvert la galerie dans les années 90, à une époque où tout pouvait passer pour de l’art. Elle avait fait du contemporain, surtout au début. Elle s’était fait une spécialité de dénicher des talents méconnus parmi les réfugiés de l’ex-Yougoslavie.  En ce temps-là, elle pouvait faire passer le contenu d’une benne à déchets pour une installation avant-gardiste. Elle se débrouillait magistralement pour avoir quelques critiques bien senties dans les cénacles les plus branchés. Résultat : la cote du génie méconnu montait en flèche pendant un temps. Juste ce qu’il fallait pour convaincre quelques bobos friqués d’investir dans une valeur d’avenir. C’est plus par son charisme que par ses choix artistiques qu’elle avait prospéré.

– Je faisais dans l’humanitaire à l’époque, ricanait-elle. Les gens n’avaient aucun goût. Ils achetaient n’importe quoi pourvu qu’ils y trouvent une symbolique, une charge émotionnelle. J’ai sorti quelques malheureux de la merde, crois-moi ! Grâce à moi ces gens qui avaient tout perdu là-bas ont gagné très vite de quoi prendre un nouveau départ ici, ajoutait-elle avec un brin de cynisme.

– Et puis, c’est comme ça que j’ai acquis mon indépendance. C’est toujours mieux que d’aller faire la pute, tu ne crois pas ?  Le provoquait-elle en souriant.

Gabriel connaissait l’histoire. Mais à chaque fois, il prenait plaisir à réentendre Martha lui conter par le menu comment elle avait construit patiemment ce qu’elle avait aujourd’hui, trente ans plus tard. Comment cette galerie, rue Buenaventura Durruti, était devenue le centre de son monde. Sa tante – sa marraine, en fait – avait toujours exercé sur lui une étrange fascination. Les années ne semblaient pas avoir prise sur elle, sur sa longue chevelure rousse, son léger sourire rehaussé d’un rouge discret, qui mettait en relief un teint diaphane et un regard bleu-vert lumineux. La petite cicatrice rosée qui ornait son front lui donnait encore cet air d’improbable princesse indienne – trop pâle, trop grande, trop fine. Cette femme élégante pouvait passer du langage le plus raffiné aux jurons les plus orduriers en une fraction de seconde. Aussi loin qu’il s’en souvienne, il ne l’avait jamais vue très longtemps en compagnie d’un homme. Ils passaient, restaient quelques mois au mieux, puis repartaient. Elle n’avait jamais semblé en souffrir, tant elle était attachée à sa liberté. Elle n’avait pas eu d’enfant non plus. Mais elle avait Gabriel.

Après les années d’abondance, Martha avait spécialisé la galerie. Elle y exposait essentiellement de la photographie maintenant. C’est là, probablement que Gabriel avait attrapé le virus. Lorsqu’il était enfant, il pouvait passer des heures devant les grands formats affichés aux murs. Il trouvait déjà plus de sens aux images qu’aux mots.

– Le mieux, c’est encore que tu prennes l’air. Fais-toi oublier un moment. Va te ressourcer ailleurs, pendant que les frontières sont encore ouvertes, lui dit-elle.

Puis elle avait poursuivi dans un accès de pessimisme rageur, qui la gagnait de plus en plus souvent ces derniers temps :

– Parce que, tu vas voir, bientôt ces salopards vont refermer la nasse. On va se retrouver comme des poissons pris au piège. Et quand ils relèveront le filet, on sera tous là, les yeux exorbités, la gueule ouverte et les ouies écartées, à chercher notre respiration en rythme. Et on aura beau claquer des nageoires et se contorsionner frénétiquement, on se regardera juste crever en se disant que, putain, on aurait dû voir venir ! 

 

* * *

 

Le dernier rejeton de la lignée avait pris les rênes d’un attelage hétéroclite, plus populiste que doctrinaire. Il était jeune, intelligent, séduisant : le gendre idéal. Le parti du renouveau avait progressé lentement mais sûrement auprès d’une majorité silencieuse qui se sentait trompée par tous les autres. Il lui avait donné une apparence plus respectable. Il l’avait dédiabolisé comme disaient les médias de l’époque, reprenant la rhétorique du vieux. Puis le peuple s’était exprimé démocratiquement. Nouvel espoir pour les uns, qui voulaient croire que tout serait différent. Nouvel exil pour nous autres, qui savions de quel marigot fétide étaient sortis les crocodiles.

 

* * *

 

Il était bien là, fidèle à son poste. Polyphème l’attendait au bout du chemin. Il ne se cachait plus maintenant, n’essayait plus de l’atteindre par surprise. Son fiasco initial avait dû le dissuader de tenter une nouvelle attaque. Pour autant, Gabriel restait méfiant, car à mesure qu’il approchait du molosse, celui-ci frémissait d’une envie difficilement contenue. On le sentait prêt à bondir à nouveau.

– Tu n’as plus rien à craindre, lui avait dit Moon lorsqu’ils avaient fait connaissance.  Je lui ai expliqué. Tu as dû le surprendre la première fois. Il ne se comporte jamais comme ça. Mais il te connait maintenant. Poly ne t’embêtera plus. 

Gabriel gardait quand même un œil sur le dogue, qui l’attendait là chaque matin. Le rituel était immuable. Il laissait approcher le coureur en petite foulée jusqu’au bas du chemin. Lorsqu’il arrivait à sa hauteur, le chien se dressait sur ces pattes et lançait trois ou quatre aboiements vers le ciel, en guise d’avertissement. Par prudence, Gabriel prenait au large, longeant les vignes à l’opposé, puis une fois passé l’obstacle, se repositionnait au centre du sentier, là où la terre était plus ferme. Polyphème le laissait passer sans le quitter de son œil unique, puis lui emboitait le pas en trottinant, à quelques mètres derrière lui. Gabriel redoutait toujours une nouvelle fourberie du molosse. Bien que Moon ait tenté de le rassurer, il n’avait qu’une confiance limitée dans l’état mental du vieux chien. Alors il allongeait progressivement sa foulée pour mettre quelque distance entre lui et son poursuivant nonchalant.

– Polyphème est un bon chien, lui avait dit Moon. Il n’est pas méchant. Il a juste appris à se méfier, comme nous tous.

 

* * *

 

Durant les premières semaines, les manifestations avaient été violentes, mais vite réprimées. Ceux qui avaient été arrêtés étaient vite jugés et punis durement. Ceux qui comme moi avaient la tare d’être nés ailleurs, étaient purement et simplement bannis. Markus était passé me chercher à l’aube. Il avait tambouriné à ma porte. « On file vers le sud. Le ciel y est plus clément et la mer plus claire », m’avait-t-il dit en souriant de toutes ses dents. Son air enjoué ne trompait personne. Je voyais bien qu’il avait pleuré. Je n’ai eu le temps d’emporter qu’un sac dans lequel j’ai fourré le peu qui me restait. J’y ai glissé le chiot borgne que j’avais recueilli la veille.

 

* * *

 

Il avait hésité bien sûr, comme à son habitude. Mais les derniers événements avaient donné raison à Martha. Avant que Gabriel ne parte, ils en avaient longuement discuté. Il avait tenté de la convaincre de l’accompagner. Des vacances lui feraient du bien à elle aussi.

– Et qui va s’occuper de la galerie ? Non, pas question je reste ici. Et ne t’inquiètes pas, je saurai me débrouiller, lui dit-elle d’un air qui n’appelait pas de contestation. Ce ne sont pas des vacances, Gaby. Disons que je te finance une résidence d’artiste. Et j’espère que mon investissement portera ses fruits. Elle avait enchaîné sur la superbe exposition qu’ils monteraient ensemble à son retour, convaincue qu’il reviendrait – du moins le semblait-elle – avec des pièces exceptionnelles.

– Ca ne peut que te faire du bien, nom de Dieu. Rassemble ton bazar et fous-moi le camp !

Gabriel avait bien perçu l’insistance inhabituelle de Martha, mais il n’avait pas songé un instant qu’elle puisse chercher à l’éloigner. Il s’était finalement persuadé que cet exil temporaire était une bonne idée. Il en profiterait pour revenir à l’argentique. Comme un retour aux sources. Il voulait retrouver les sensations du début, celles qui l’avaient amené à faire de la photographie son métier. Il avait ressorti son vieux matériel délaissé depuis des années : cuves de développement, contacteuse, agrandisseur, pinces, lampes, table lumineuse, etc. Il avait complété son inventaire avec un stock de pellicules neuves et quelques paquets d’un Ilford noir et blanc satiné dont il aimait particulièrement le grain. Il trouverait le reste sur place. Martha se chargerait de lui expédier tout cela une fois qu’il serait installé. Il ne partirait qu’avec quelques rouleaux, ses boitiers et ses objectifs. De quoi faire face en cas d’urgence.

 

* * *

 

Markus avait tout prévu, comme s’il s’était préparé de longue date à ce départ précipité. Nous avions quitté le pays sans véritable difficulté. Il paraissait bien content de se débarrasser de nous après tout, ce pays. Nous avions tout abandonné là-bas. Nous allions reconstruire ici.

 

* * *

 

Gabriel avait passé l’après-midi dans l’obscurité, à développer les films de ces derniers jours. Il n’en avait pas tiré la satisfaction qu’il espérait. Sa course du matin n’avait pas dissipé le vague sentiment d’inquiétude qui le maintenait sous tension. Le sujet de sa dernière série était peut-être trop  morbide. Il n’avait photographié cette semaine que des cadavres d’animaux en décomposition : goéland désarticulé sur une plage encombrée de détritus, hérisson sanglant ratatiné sur le bas-côté, couleuvre aplatie et desséchée, carcasse de brebis gonflée et couverte de mouches, etc. Le monde alentours était jonché de cadavres. Les épreuves étaient correctes. Il devrait retravailler les temps de pause et les contrastes, mais il pourrait certainement en faire quelque chose. Il était sorti du labo un peu déçu, avait étiré ses membres engourdis et poussé un profond soupir. L’odeur du laurier-rose se substituait aux effluves chimiques du fixateur. Son stress semblait sur le point de se dissiper. Gabriel revenait au monde réel dans la lumière déclinante du début de soirée.

Il avait sursauté en apercevant une masse noire tapie dans l’ombre. Puis, alors qu’il s’avançait à découvert, il avait reconnu le vieux chien qui l’escortait chaque matin. Polyphème avait dressé l’oreille, s’était levé et avait trottiné jusqu’au chemin. Gabriel était aussitôt redevenu méfiant : c’était plutôt inhabituel de le voir ici, à la nuit tombée. Le molosse s’était retourné et de son étrange regard cyclopéen, avait semblé inviter Gabriel à le suivre. Ce chien avait quelque chose d’intrigant et de séduisant.

– Polyphème, un jour il faudra que tu poses pour moi, avait-il lancé au dogue qui l’attendait maintenant au milieu du chemin.

Gabriel avait alors perçu une sourde inquiétude dans les bribes de conversation du couple qui approchait. Avant que Markus et Moon n’arrivent à sa hauteur, sa propre tension était remontée d’un cran. En apercevant Gabriel, Markus s’était presque précipité à sa rencontre. Son regard brillait d’un éclat qu’il ne lui connaissait pas. Un mélange de colère et de peur mal dissimulée. Moon s’était collée à lui, littéralement accrochée à  son bras. Elle semblait fébrile et anxieuse, elle aussi.

– Gabriel, nous avons besoin de ton aide, lui dit Markus sans préambule.

– Je crois qu’ils nous ont retrouvés, avait enchaîné Moon, les yeux soudain emplis de larmes.

 

 

[A suivre…]

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